Espoirs et craintes accompagnent l’essor de Midjourney, Stable Diffusion, ChatGPT, Craiyon et d’autres solutions utilisant l’intelligence artificielle (IA) pour générer des visuels et des textes avec un niveau jamais atteint jusqu’à présent.
Pour autant, si certaines personnes plutôt pessimistes imaginent ces nouvelles intelligences remplacer différentes professions, d’autres se montrent bien plus optimistes et considèrent les progrès de l’intelligence artificielle comme une opportunité à saisir. Parmi ces dernières se trouve Vincent Viard, responsable de la Majeure du Parcours Ingénieur-Designer de l’ESME qui introduit justement l’intelligence artificielle auprès des étudiants.
Quel est votre rapport à l’intelligence artificielle ? Est-ce que vous la voyez comme un outil, un grand potentiel ou simplement comme quelque chose qu’il faut utiliser avec parcimonie ?
Vincent Viard : Même si, en tant que responsable de Majeure à l’ESME et qu’intervenant dans d’autres écoles de nature différente (design, commerce, etc.), je constate que le débat autour de l’IA est en train de se généraliser, je n’ai aucune angoisse vis-à-vis de cet engouement pour la simple et bonne raison que j’ai pu déjà vivre une révolution similaire par le passé. En effet, j’ai connu l’arrivée de la 3D dans les agences et dans les métiers de la création au début des années 2000 et, à cette époque, on retrouvait exactement ce même genre de débat comme quoi la 3D allait désacraliser le métier, le tuer et avoir un aspect négatif. Aujourd’hui, avec l’IA, on se demande ce que vont devenir les designers, les caricaturistes et autres, mais je pense que ça ne va rien changer du tout. L’IA est un outil comme un autre, comme l’est la 3D : si quelqu’un de bon s’en sert, il obtiendra un bon résultat et, à l’inverse, si quelqu’un de mauvais y a recours, il faudra s’attendre à un mauvais résultat. Par contre, il est vrai que l’IA apporte une réelle puissance d’exploration quand on sait poser les bonnes questions et quand on sait l’orienter. Son utilisation permet d’automatiser des tâches et de créer des raccourcis effectivement radicaux pour éviter de perdre du temps sur des petites choses qui ne sont pas au centre du débat.
Comment formez-vous les étudiants à l’utilisation de l’intelligence artificielle ?
Vincent Viard : En tant qu’enseignant, je n’utilise pas l’IA de la même façon dans une école comme l’ESME qui forme des ingénieurs et dans une école de design où les étudiants sont déjà censés avoir un passif artistique. Avec des profils « non créatifs », c’est-à-dire qui n’ont pas théoriquement ancrés en eux la capacité à pouvoir formaliser artistiquement leurs idées, l’IA demeure un extraordinaire outil quand elle est bien utilisée. Avec elle, on peut s’approcher très vite de quelque chose qui est de l’ordre, par exemple, du stylisme formel, mais aussi avoir un rédactionnel puissant ou faire du « sourcing » sur un sujet de manière ultra efficace. Pour nos jeunes ingénieurs, cela représente donc la possibilité de rester bien concentrés sur leurs tâches essentielles tout en ayant le plaisir légitime de sortir très vite un bon visuel juste après avoir émis une idée : ils peuvent enfin donner une réalité immédiate à leurs concepts sans forcément savoir dessiner ni faire de la 3D !
Avec des profils ayant un passif artistique qui n’ont pas besoin d’aide pour la réalisation, l’utilisation de l’IA repose sur des notions d’exploration en matière de couleurs, de matières et de formes : ils peuvent tester des patterns, essayer des architectures et tout un tas de choses pour mieux savoir ce qui leur plaît sans passer par la méthode précédente qui nécessitait de tout faire à la main.
L’intelligence artificielle, une nouvelle boîte à outils pour les ingénieurs ?
Pour des étudiants entrepreneurs dans l’âme, la génération par l’intelligence artificielle permet également de présenter un projet venant à peine de démarrer et défendre leur idée auprès de potentiels investisseurs, non ?
Vincent Viard : C’est vrai. À son arrivée, la 3D avait déjà amené un réel changement et un impact supplémentaire quand il s’agissait de « pitcher » son projet devant des Business Angels ou un banquier, mais c’est sans commune mesure avec l’IA. La 3D donnait un aperçu hyper réaliste du prototype avec la marque du client inscrite dessus : une approche qui permet justement au client de s’imprégner et de rentrer plus facilement dans le projet. L’IA pousse le curseur encore plus loin parce qu’en plus de l’image, elle peut aussi créer le rédactionnel autour du projet. Avec elle, on peut tout de suite présenter une quasi preuve de concept. Par exemple, un élève ayant imaginé une platine nouvelle génération pour faire des DJ sets a été prendre une IA générant des morceaux de musique pour appuyer son concept comme si l’objet existait déjà. L’impact est encore renforcé !
En janvier dernier, les étudiants de la Majeure du Parcours Ingénieur-Designer ont pu participer à session de design « sprint » qui a donné lieu à plusieurs projets très originaux. Quel en était le principe ?
Vincent Viard : Les ingénieurs peuvent être parfois un peu psychorigides vis-à-vis des concepts – je le sais car je suis moi-même ingénieur. En effet, quand on est quelqu’un d’extrêmement efficace sur l’aspect technique et la conceptualisation théorique en sciences dures, on peut avoir une certaine difficulté à reconsidérer certaines réalités sur les grands principes de vie et de la société. D’où l’intérêt de leur proposer cette session marathon qui, en quatre jours, ne leur a pas laissé le temps de tergiverser. La rapidité du dispositif et le fait que la session ait été managée par un véritable designer a justement permis aux étudiants de se poser des questions légitimes sur des choses qu’ils tenaient pour acquis depuis toujours. Cela a, par exemple, donné le projet Orka qui repense et redéfinit la monnaie, son sens et son existence. Le but n’était pas que les étudiants se questionnent sur la technologie mais sur le sens profond de leur action en tant qu’ingénieurs sans toutefois gommer la réalité technique. Où est-ce que j’en suis avec mes certitudes technologiques et sociétales ? Puis-je me donner le droit de les remettre en cause ? C’était un vrai travail de prospective et cela leur a beaucoup plu, bien plus que je ne pouvais l’imaginer !
Projets nés lors de la session de design « sprint » :
Orka, un système de stockage d’énergie puissant et compact qui permet de créer une néo monnaie sur la base de la valeur énergétique
Sense, un module d’isolation sensorial permettant une connexion cérébrale directe par voie neuronale afin de créer un réseau d’expériences fantastiques en VR
Vibralec, un dispositif permettant de convertir la nuisance sonore en électricité efficace
Wag-E, une solution de secours innovante qui réponds aux enjeux liés à la congestion du trafic urbain
Clickmove, des modules de transports de bulle autonome, constituant un convoi aggloméré sur les axes principaux de déplacement
Flyde, une solution de mobilité aquatique en libre-service dans une ville moderne adaptée à la montée des eaux
À quelles intelligences artificielles avez-vous fait appel pour cette session ?
Vincent Viard : La meilleure intelligence, c’était d’abord celle de Bekim Usaku, le designer en charge de la session ! Comme c’est un rêveur et quelqu’un qui va loin dans les concepts, il était la personne idéale pour guider les étudiants. Concernant les outils de l’IA en tant que tels, l’utilisation de Midjourney via des « prompts » a permis de poser des questions plutôt « étranges » en associant des adjectifs et des noms que les élèves n’auraient peut-être pas eu l’occasion de formaliser ensemble. Les étudiants ont également utilisé une solution semblable à ChatGPT pour générer du rédactionnel et donc des idées en multipliant les questions parfois volontairement naïves. Un bon exemple de ce processus, c’est le projet Wag-E : pour imaginer un kit de secours urbain d’un nouveau genre, les étudiants ont demandé à l’IA s’ils avaient le droit de retravailler les matériels de secours ou si c’était interdit, mais aussi d’autres questions permettant de redéfinir ce qu’est le secours. Ils se devaient de mieux comprendre où étaient leurs illusions et leurs certitudes vis-à-vis du sujet et où ils pouvaient justement avoir une marge de liberté pour agir et changer les choses. Découvrir une zone de liberté totale dans un domaine qu’ils croyaient bloqué et uniquement améliorable par des process technologiques, ça leur a fait énormément plaisir.
Pensez-vous qu’il est désormais incontournable de former les futurs ingénieurs à l’intelligence artificielle ? On imagine que la plupart d’entre eux auront à travailler avec dès leur sortie de l’ESME…
Vincent Viard : C’est incontournable, d’autant plus que l’IA va automatiquement s’ouvrir à l’intégralité des composantes de nos vies personnelles et professionnelles. Qui sait, peut-être que l’on aura tous bientôt dans notre cuisine un four qui, grâce à l’IA, nous conseillera d’ajouter du sel ou tel ingrédient à notre plat ? Moi, cela ne me pose aucun problème. Je pense par exemple à Alex Caldas, le responsable de la Majeure Biomécanique et Robotique Médicale de l’ESME, qui utilise ChatGPT pour éditer du code Python, un truc purement d’ingénieur en informatique : il voit l’IA avant tout comme un outil utile. C’est une révolution, certes, mais des révolutions dans l’ingénierie et les sciences dures, il y en a eu d’autres par le passé. L’arrivée des outils de simulation dans, par exemple, les domaines de la mécanique des fluides et de la thermodynamique n’a pas remplacé les ingénieurs : ces outils permettent simplement de ne plus réaliser la simulation à la main, sauf si on a envie de souffrir un peu. Qui peut se plaindre d’obtenir un résultat sans avoir à mettre les mains dans le cambouis ? L’IA est un économiseur de temps qui va nous permette de mettre à profit ce temps gagné pour réaliser bien d’autres choses !