Andrea Bareggi est enseignant-chercheur à l’ESME Lyon en systèmes techniques et automatique linéaire et également membre de l’équipe de l’ESME Research Lab. Federico Bardazzi est lui chef d’orchestre de l’Ensemble San Felice de Florence et membre d’Opera Network. Tous deux sont spécialistes de la musique baroque et parties prenantes de Virtual Stage, un grand projet qui, sur les deux prochaines années, va réunir six partenaires (dont l’ESME) de quatre pays européens (Italie, France, Pays-Bas et République tchèque) afin de permettre aux professeurs et professionnels de l’opéra de s’affranchir des contraintes actuelles liées à l’enseignement à distance. Une approche à la fois scientifique, technologique, méthodologique et artistique soutenue par l’Union européenne (UE) dans le cadre du programme Erasmus+.
Andrea Bareggi et Federico Bardazzi
Est-ce la crise de la Covid-19 qui a impulsé Virtual Stage ?
Federico Bardazzi : Tout a démarré avec l’appel à candidatures lancé spécialement par l’UE durant la pandémie, c’est vrai. Pour autant, le projet Virtual Stage n’a pas uniquement vocation à servir en période de pandémie !
Andrea Bareggi : Si le Distance Learning est devenu un sujet très important pour l’université et le monde de l’enseignement supérieur pendant la crise sanitaire, il ne faut pas oublier que les premières expérimentations en la matière remontent à la fin des années 1990 dans certains laboratoires universitaires spécialisés en élaboration du signal audio. A contrario, ce sujet n’a jamais véritablement trouvé un écho favorable dans un secteur de la musique trop souvent réfractaire aux nouvelles technologies et aux nouvelles approches. Cette réticence n’a heureusement pas empêché certaines personnes de rechercher de nouvelles formes de pédagogies et de techniques, y compris en lien avec l’univers de la musique savante. C’est dans cette optique que s’inscrit ce projet Virtual Stage : nous voulons enfin pouvoir apporter, adapter et implémenter ces innovations au service des professionnels de la formation musicale, voire peut-être plus tard aux professionnels d’autres formations artistiques – littérature, théâtre, etc. Cela demande de développer de nouvelles technologies en réunissant à la fois des acteurs de la scène artistique et des acteurs du monde de l’ingénierie comme l’ESME dont les compétences autour du numérique peuvent servir à imaginer de nouveaux modes d’interaction synchrones et asynchrones.
Federico, est-ce commun pour un chef d’orchestre de travailler avec les nouvelles technologies ? On a parfois l’impression que l’opéra et la musique classique ne semblent pas très « connectés »…
Federico Bardazzi : Je suis d’accord avec ce constat : il y a un réel besoin de faire évoluer le monde de la musique classique et, notamment, celui de la musique baroque – un répertoire dont Andrea et moi sommes des spécialistes, de même que plusieurs autres parties prenantes du projet. D’un point de vue personnel, je dois avouer être particulièrement excité à l’idée de pouvoir contribuer à faire passer ce cap. D’ailleurs, depuis de nombreuses années avec mes associés de l’Ensemble San Felice comme de l’Opera Network, nous montons des partenariats avec des acteurs du monde technologique au sein de l’Union Européenne afin d’imaginer pour l’opéra de nouvelles scénographiques ou encore de nouvelles solutions audios, tant pour les instrumentistes que les chanteurs. Il y a une vraie démarche d’entamée. Mais pour revenir au projet Virtual Stage, c’est encore un autre enjeu. Durant la pandémie, au même titre que l’ensemble des enseignants de La Spezia ou de beaucoup d’autres conservatoires italiens, j’ai pu constater que la formation à distance n’en était encore qu’au stade théorique : on était bien loin de la didactique des cours traditionnels. C’est dommage car je crois sincèrement que présentiel et distanciel peuvent se nourrir les uns les autres, qu’ils peuvent amener ensemble quelque chose de nouveau. Par exemple, au mois de juin, nous avons donné à Florence une représentation de L’Orfeo de Claudio Monteverdi sous la direction de Carla Zanin en utilisant différentes techniques pour proposer à la fois une performance live et virtuelle ! Ces nouveaux horizons ne peuvent que nous ouvrir l’esprit comme nous pousser à nous intéresser à ce qu’il se fait dans d’autres styles musicaux, notamment dans la pop, pour découvrir de nouvelles méthodes, d’autres façons d’enregistrer et d’appréhender la musique. Oui, la musique classique reste encore très stricte sur bon nombre de points – et elle semble même parfois avoir 40 ou 50 ans de retard sur certains aspects –, mais il est grand temps d’aller de l’avant et de progresser !
Andrea Bareggi : Federico a raison. La musique classique a encore beaucoup de choses à apprendre de ces autres styles qui ont, pour certains, intégré depuis plusieurs années le concept de musique amplifiée et de nouvelles technologies. L’inverse est aussi vrai d’ailleurs, car la musique classique sait comment organiser de grands concerts impliquant plusieurs dizaines de personnes, ce qui n’est pas si fréquent dans la pop ou le rock. En ce qui concerne la formation à distance, je rejoins Federico une nouvelle fois quand il pointe du doigt cet usage exclusivement théorique. C’est d’ailleurs le cas pour les conservatoires CNSMD-Lyon et HEM-Genève que je connais très bien : la pratique ne passe pas par le Distance Learning. Les cours à distance consistent alors trop souvent en des tutoriels, des QCM et des fichiers PDF partagés… Mais ce n’est pas la faute des professeurs ! En effet, une approche pratique nécessiterait aujourd’hui des technologies difficiles à utiliser et peu accessibles. Cela fait partie des ambitions de Virtual Stage que de proposer une méthodologie aux enseignants afin qu’ils puissent enfin y avoir recours avec leurs étudiants, comme complément à la pratique en présentiel. On veut rendre possible la pratique en ligne de la musique en temps réel – ou en temps réel partiel – et la création de Masterclasses réunissant de jeunes musiciens venant du monde entier. À ce sujet, je crois savoir que Federico a pu récemment s’essayer à un cours à distance de musique de chambre avec un élève installé en Chine…
Federico Bardazzi : C’était un cours destiné à un quatuor à cordes. J’avais un étudiant en Chine, un dans une autre ville d’Italie et les deux derniers dans ma salle de classe au conservatoire. Le plus important pour moi était alors de faire en sorte que ce cours puisse être suivi correctement par ces quatre étudiants, peu importe le matériel utilisé. En effet, tous les étudiants n’ont pas forcément accès au même équipement et encore moins au matériel d’un studio professionnel coûtant à plusieurs milliers d’euros ! Ainsi, celui de Chine n’avait que son smartphone tandis que l’étudiant italien possédait son propre ordinateur et que, moi, dans la salle de classe, je disposais d’un micro, de haut-parleurs, etc. Avec l’aide d’Andrea, nous avons pu heureusement commencer à expérimenter l’utilisation de Jamulus lors de ces formations, pour réduire la latence relative à la distance. De cette façon, on a pu davantage interagir ensemble et le cours ne s’est pas limité pas à un tutoriel basique ni à une séance au tour par tour. Nous avons également pu utiliser ce principe pour L’Orfeo. Avant l’enregistrement, aucun soliste n’a répété en présentiel, mais il a pu, pendant six mois, s’entraîner avec un tutoriel adapté, comme s’il m’avait tout le temps à ses côtés. Et le jour de l’enregistrement, chacun d’entre eux est passé enregistrer sa partie en ayant dans le casque l’instrumentation, un peu à la manière de ce qu’il se fait dans la pop. J’ai trouvé ça très intéressant et particulièrement efficace.
Est-ce que les travaux de Virtual Stage ont une vocation à faciliter la tenue de futurs concerts en ligne ?
Federico Bardazzi : Notre « cible » principale avec Virtual Stage, ce sont les professeurs et les professionnels de l’opéra. Le but est avant tout de leur donner les outils, les technologies et la méthodologie permettant d’assurer la meilleure formation à distance possible, pas du tout de légitimer les concerts en ligne au détriment des concerts en live. La musique live est absolument nécessaire et indispensable à l’opéra, à la musique classique ! Toutefois, avec ces méthodes, on peut clairement envisager une autre façon de préparer les répétitions comme les performances en elles-mêmes. Un bon exemple, c’est le concert que nous donnerons à Lyon le 28 octobre : certains des chœurs seront en semi-playback, une pratique que l’on retrouve notamment durant le très populaire festival de chanson de San Remo, en Italie. Cela peut sembler n’être qu’un détail pour vous, mais pour un musicien classique, c’est quelque chose d’inhabituel, qu’il faut apprendre ! Dans le même genre, en parlant avec un grand nombre de chanteurs connus italiens, j’ai découvert que certains d’entre portaient une oreillette durant leur concert pour entendre le cliquetis d’un métronome et ainsi toujours rester dans le bon tempo. Pourquoi une star de la pop aurait le droit d’utiliser une telle technique et pas un chef d’orchestre ? Personnellement, je n’y verrais pas d’inconvénient ! Si cela peut nous aider, pourquoi nous en priver ? C’est, dans une certaine mesure, ce que nous avons pu expérimenter pour la représentation de L’Orfeo, qui se déroulait alors à ciel ouvert : nous avons utilisé des outils d’amplification, de sampling et de playback. L’amplification des instruments et des voix ainsi que le playback des chœurs ont permis une plus grande puissance à la fois sonore et émotionnelle auprès du public. Nous étions une quinzaine à interpréter cet opéra, mais les spectateurs ont eu l’impression que nous étions plus d’une centaine ! Je trouve ça formidable. Cela montre que la technologie, bien utilisée, n’est pas là pour trahir la musique. Elle est là pour la sublimer !
On pourrait presque parler d’opéra augmenté, non ?
Federico Bardazzi : Dans un sens, oui. De nos jours, on parle beaucoup de transition numérique et je crois qu’il est temps de se rendre compte que la musique savante n’en est pas exclue ! Nous devons la comprendre, l’adopter et apprendre à l’appliquer de manière intelligente parce qu’elle peut être synonyme d’apports très positifs. La question à se poser n’est pas de savoir si la science et les technologies sont bonnes ou mauvaises, mais de savoir comment en faire bon usage. Rappelons qu’il y a quelques dizaines d’années, on se posait alors la question absurde de savoir s’il était légitime d’utiliser des instruments modernes ou non dans l’interprétation historiquement informée de la musique du 17e et 18e siècles … sans mettre en avant la qualité d’interprétation qui est pourtant la donnée essentielle !
Andrea, quel rôle jouent les étudiants de l’ESME dans cette aventure ?
Andrea Bareggi : Le traitement du signal, le traitement du son et les technologies IT représentent une part importante du projet Virtual Stage. Or, l’ESME forme des ingénieurs voués à créer des solutions innovantes en utilisant justement ces compétences ! Ce projet est donc une formidable opportunité pour nos étudiants qui peuvent ainsi appliquer directement leurs connaissances acquises sur un sujet aussi passionnant. Deux équipes d’étudiants – une basée à Lyon, l’autre à Lille – travaillent ainsi depuis la rentrée sur ce que j’appelle des « Jamulus Boxes ». Jamulus est ce logiciel dont Federico a fait mention un peu plus tôt : il permet de faire de la musique de chambre synchrone avec une latence limitée entre deux ou plusieurs musiciens à distance. Or, la latence est un obstacle majeur – si ce n’est le principal – quand on souhaite pouvoir jouer de la musique ensemble tout en habitant différents endroits de la planète ! Ces étudiants de l’ESME œuvrent donc à la création de six « Jamulus Boxes » pour nos partenaires, à l’image du Heliosfero aux Pays-Bas, du Slezské divadlo Opava en République tchèque, de l’association Tisseurs de Son en France et de l’Ensemble San Felice. Ces « boxes » vont permettre à chacun de nos partenaires de se connecter à Jamulus facilement et en minimisant les soucis techniques – la principale mission du musicien est de jouer de la musique, pas de résoudre des problèmes liés à des technologiques auxquelles il n’est pas formé ! Elles sont conçues à partir d’un Raspberry Pi (un micro-ordinateur/contrôleur) que le musicien n’a qu’à brancher à son micro, son casque et à sa connexion internet pour accéder facilement à Jamulus et ainsi participer au projet sans se soucier du reste.
Depuis le lancement du projet, sentez-vous un intérêt se développer auprès des professionnels ?
Andrea Bareggi : Rappelons que ce projet rassemble déjà six partenaires – des entreprises, des écoles ou encore des salles de spectacle – répartis de quatre pays européens différents ! Mais oui, à côté de cela, d’autres acteurs se montrent aussi intéressés par nos travaux comme, par exemple en France, le CEFEDEM, une institution qui forme justement les professeurs de musique.
Federico Bardazzi : En Italie aussi, l’intérêt est palpable : nous avons pour le moment une dizaine de « stakeholders ». Et au niveau européen, à la suite de l’appel à candidatures que nous avons lancé auprès des professeurs et professionnels susceptibles de vouloir se joindre au projet, une trentaine de personnes prendront part aux tests ainsi aux concerts prévus à Lyon à la fin du mois d’octobre et à La Haye aux Pays-Bas, en mai 2022. Si l’on rajoute les techniciens du son et membres rattachés aux partenaires du projet, on arrive facilement à un total d’une cinquantaine de personnes déjà pleinement impliquées ! Et, en parallèle, nous sommes également en train de mettre en place un questionnaire portant sur l’enseignement en ligne dans notre champ musical qui sera envoyé à plus de 420 professionnels. Cela nous permettra de faire précisément le point sur cette pratique à l’heure actuelle.
Finalement, n’était-ce pas logique qu’un projet lié à la musique soit également un projet international ?
Andrea Bareggi : Les projets soutenus par le programme Erasmus+ ont pour point commun essentiel de pouvoir connecter les gens. Or, la musique au cœur de notre projet – la musique classique, la musique baroque – est, en soi, un langage universel ! Entre nous, on s’amuse même à dire que la création de l’UE ne remonte pas à 1993, mais au début du 18e siècle grâce aux musiciens baroques de l’époque. Des compositeurs comme Haendel, Jean-Sébastien Bach, Georg Philipp Telemann ou encore François Couperin parlaient parfaitement quatre à cinq langues différentes, de l’italien à l’allemand en passant par l’anglais ou le français. Si ça, ce n’est pas un bel exemple d’unité et de culture européenne ! Et encore aujourd’hui, si vous assistez à une masterclass en compagnie de musiciens spécialistes du style baroque, vous verrez que ces personnes maîtrisent ces différentes langues en plus de leur instrument. L’UE sait que la musique crée naturellement des passerelles entre les cultures et les nations, d’où le fait qu’elle ait choisi de nous accorder sa confiance.
Federico Bardazzi : Je rejoins Andrea : l’Europe est le cœur historique de la musique savante. De ce fait, pourquoi ne serait-elle pas également l’épicentre de sa transition digitale ? Elle doit embrasser ce mouvement et se lancer avec intelligence dans cette aventure afin de pouvoir l’adapter à ce répertoire qui nous est si cher.
Andrea Bareggi : À titre personnel, de par mes compétences en traitement du signal et mes connaissances en musique, je vois vraiment cela comme une mission !
Federico Bardazzi : Je ressens la même chose. J’ai été tellement frustré au moment du premier confinement… Cette période m’a permis de prendre pleinement conscience de l’intérêt de développer ces opportunités autour du digital. Désormais, je suis très optimiste car je sais que de nouveaux horizons prometteurs s’offrent à nous !